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Maintenant ou jamais

  • ... Robbie et Fran se rencontrent au début des années 80 dans les couloirs d'une université de la périphérie londonienne. De leur amitié naît l'idée d'un groupe que rejoignent rapidement les jumeaux Seán et Trez, The Ships in the Night. Portés par les excentricités de Fran, un tube planétaire et une tournée mythique en 1986, leur trajectoire météorique marquera l'histoire de la musique populaire de la décennie.

    ...Laissez-moi vous parler de quelqu'un que j'ai vu pour la première fois en octobre 1981 à l'âge de dix-sept ans. C'était un garçon charmant et exaspérant, d'une intelligence féroce, le meilleur compagnon possible par un jour d'oisiveté et de joute verbale. Il s'appelait Francis Mulvey. De véritables symphonies d'inexactitudes ont été claironnées au fil des années à son sujet, et je rechigne aujourd'hui à en rejoindre les ch'urs. Biographies non autorisées, documen-taires grand format, profils, fanzines, blogs, forums. Ma fille m'a appris qu'on parlait d'un biopic avec l'acteur thaïlandais Kiat-kamol Lata pour le rôle de Fran ' mais je ne sais pas pourquoi, je ne le sens pas. Elle se demande qui incarnera son papa. Je lui dis de ne pas s'aventurer dans ce genre de réflexions. Pour Fran, je ne fais plus partie de son histoire désormais. Et il est bardé d'avocats, comme je l'ai appris à mes dépens.
    De nos jours, mon ancienglimmertwin, mon frère de c'ur, protège sa vie privée au point que les médias le quali-fient de « reclus producteur et auteur de chansons », à croire que « reclus » est un métier. Vous connaissez sa photo la plus récente : elle est floue et date d'il y a cinq ans. On l'y voit avec ses enfants lors de la première investiture du président Obama, et il plaisante avec Michelle. Je le reconnais à peine. Il est soigné, mince, prospère, vêtu d'un smoking qui doit coûter plus cher que ma péniche.
    Jeune, Fran était un personnage d'origine douteuse, plus à l'aise avec une chemise confortable dégottée chez un fripier de Luton, la ville où le destin nous a permis de nous rencontrer. Située à cinquante kilomètres de Londres, dans la zone d'industrie légère du Bedfordshire, Luton possède un aéroport, des usines automobiles, un centre commercial en perpétuelle rénovation, mais aussi, comme aime à plaisanter mon frère, sa propre dimension temporelle : « les horloges se sont arrêtées au moment du second alunissage ». Pour moi, c'est ma ville d'origine, l'endroit où j'ai grandi, même si par définition, nous étions des immigrants. En fait, je suis né à Dublin, je suis l'enfant du milieu dans une fratrie de trois. En 1972, l'année de mes neuf ans, nous sommes partis vivre en Angleterre à la suite d'une tragédie familiale. Les logements de Luton, reconstruits après la guerre, étaient sans âme, mais il y avait des parcs, et plus loin des champs où on aimait aller jouer, mon frère et moi. Mes parents appréciaient nos voisins de Rutherford Road, et j'en garde le souvenir de gens accueil-lants et pleins de tact. Bien sûr, il ne s'y passait pas grand-chose, mais dans tous les pays on trouve des villes telles que Luton, qui présentent d'indiscutables atouts comme de se situer à cinquante kilomètres d'un lieu bien plus intéressant. Il y en a en Allemagne, dans le nord de la France, en Europe de l'Est, et aux États-Unis par milliers. Je n'en ai jamais vu en Italie, mais je suis sûr qu'il en existe. De vastes zones en Belgique ressemblent à un immense Luton. Le mieux qu'on puisse dire de notre ville, c'est qu'elle était parfaite dansson genre à un point que, Malibu par exemple, ne pourrait jamais atteindre. J'y ai vécu des moments heureux et d'autres difficiles. Beaucoup de non-événements se sont produits tandis que nous y menions notre petite vie quotidienne. J'ai tendance à considérer ma jeunesse comme coupée en deux : avant et après Fran. La première partie est monochrome.
    Quand il est arrivé, Luton a pris des couleurs. On m'a dit qu'il ne se maquillait plus, même pas un peu de rouge. Quand j'ai connu Fran à la fac dans les années 1980, il présentait ses exposés avec plus de rouge à lèvres et de blush que Bianca Jagger au Studio 54. C'est le premier garçon que j'ai vu, ailleurs qu'à la télé, avec du fard à paupières, une nuance de magenta étrange qu'il dénichait dans les magasins d'articles pour le théâtre.
    « Ils utilisent ça pour les putes et les assassins », expliquait-il avec un naturel qui pouvait laisser croire qu'il avait pour habitude de fréquenter les deux.
    J'ai remarqué sa présence dès le premier mois de cours. Soyons honnêtes : c'était difficile de le rater. Un matin, je l'ai aperçu dans le bus 25, il demandait s'il pouvait emprunter son miroir de poche à la conductrice, une austère Jamaïcaine d'une cinquantaine d'années, pour qui le règlement universitaire de Luton était bien trop laxiste. Après son miroir, il lui a demandé un mouchoir, sur lequel il a imprimé la marque de ses lèvres maquillées, avant de lui rendre les deux. Le fait que personne ne lui ait jamais cassé la figure était un gage de son innocence, qui apparaissait telle une forme de vulnérabilité. ....